Notes sur la cérémonie ésotérique d'installation des Maîtres de Loges
par René GUILLY. Revue « Le Symbolisme » n° 353, 1961
La première apparition importante dans l'histoire maçonnique de la cérémonie ésotérique d'installation des Maîtres de Loges se produisit au moment du grand schisme anglais de 1753 -cet évènement d'une importance capitale que l'on rencontre inévitablement dès que l'on aborde en profondeur les véritables problèmes maçonniques.
En effet, parmi les nombreux griefs faits aux «Modernes» de 1717 par les «Anciens» de 1753 et qui sont énumérés tout au long par B.E. Jones dans son «Freemason's Guide and Compendium» (p. 201) figure celui-ci : «avoir laissé tomber en désuétude la cérémonie ésotérique de l'installation du Maître, quoique quelques-unes de leurs loges aient pratiqué de bonne heure une telle cérémonie et continue de leur propre initiative a le faire».
Les «Anciens» tenaient essentiellement à cette cérémonie qui était chez eux une des conditions pour être «exalté», si l'on nous permet cet anglicisme, au grade de L'Arche Royale. C'est d'ailleurs cette condition et le désir de nombreux frères d'être admis aux secrets de L'Arche Royale qui amena cette cérémonie ésotérique à se transformer en une sorte de 4e degré, souvent conféré après une élection fictive à la charge de Vénérable. Ce 4e degré passa même parfois, et notamment aux U.S.A., sous la juridiction des chapitres de L'Arche Royale.
Il importe avant tout de savoir si, du point de vue traditionnel, cette accusation était fondée.
Henry Sadler dans ses «Notes on the ceremony of Installation» (1) estime que la première trace de cette cérémonie se trouve dans les Constitutions d'Anderson de 1723. On relève en effet a la page 71 de cet ouvrage, inclus dans «La manière de constituer une nouvelle loge», le passage suivant : «Sur quoi le Député répétera les obligations du Maître, et le Grand Maître questionnera le Candidat (2) disant «Vous soumettez-vous à ces obligations ainsi que les Maîtres l'ont fait de tout temps ? » Et le candidat signifiant sa cordiale soumission à celles-ci, le Grand Maître, au cours de certaines cérémonies significatives et conformément aux anciens Usages, I'installera et lui présentera les Constitutions, le Livre de Loge, et les Instruments de son office, non pas tous ensemble, mais l'un après l'autre.
Il est certain que l'on trouve ici plus que des indices d'une cérémonie d'installation réservée au Maître de la Loge.
Un peu plus de lumière a été jeté sur ce problème dans les années 1809 et 1810. Le 26 octobre 1809, le Prince de Galles -plus tard George IV- Grand Maître des Modernes, avait délivré une patente à une loge de Maîtres expressément chargée de rechercher puis de promulguer les anciens Land-Marks du Métier.
Il s'agissait de préparer I'union qui devait intervenir en 1813 entre les deux grands corps rivaux, en revenant à certains usages après avoir reconnu leur authenticité traditionnelle.
Dans sa première tenue, le 21 novembre 1809, cette loge adopta le nom, sous lequel elle est entrée dans l'histoire, de Loge Spéciale de Promulgation. Le Duc de Sussex, qui devait succéder en 1813 comme Grand Maître des Modernes a son frère le Prince de Galles, et devenir, aussitôt après, le Grand Maître de la Grande Loge Unie d'Angleterre, faisait partie de cette loge ainsi que plusieurs grands Maîtres provinciaux.
Le F Bonnor, premier surveillant de la loge de l'Antiquité N° 1, fut nommé secrétaire, et il fut un des rares à être capable d'exposer avec précision en quoi consistaient vraiment certains usages anciens que justement sa Loge pratiquait.
Il faut reconnaître que la caution de la loge de l'Antiquité est d'une particulière importance du point de vue de la tradition maçonnique. Elle portait le N° 1 des Modernes, et seul le tirage au sort après 1813 lui fit assez bizarrement attribuer le N° 2, au profit de la plus ancienne loge des Anciens, la Grand Master's Lodge, qui reçut le N° 1 bien qu'elle n'ait été fondée qu'en 1756.
La loge de Antiquité était autre que la Loge très ancienne (les Anglais disent dans ce cas : « a time immemorial Lodge ») qui se réunissait, en 1717, à la taverne qui avait pour enseigne «à l'oie et au gril» au cimetière Saint-Paul. Cette loge fut une des quatre fondatrices, le 21 juin 1717, de la Première Grande Loge d'Angleterre.
Elle prit en 1761 le nom de «West India and American Lodge» et en 1770 adopta celui de «Lodge of Antiquity».
Il est important de noter que cette loge ne passa jamais sous la juridiction des Anciens et resta fidèle a la G. L. de 1717, sauf de 1777 à 1787 où, ayant à sa tête le celebre écrivain maçonnique William Preston, elle forma, à la suite d'une querelle avec la Grande Loge, la «Grand Lodge of England South of River Trent», travaillant sous l'autorité de la Loge «of All England» à York.
En ce qui concerne plus particulièrement la cérémonie d'Installation du Maître de la loge, Antiquité affirme communiquer des secrets particuliers lors de l'installation du Maître depuis au moins 1726 (B.E. Jones o.c. p. 248) et accorder depuis 1739 un rang privilégié au Passé Maître Immédiat.
Toujours est-il que la Loge spéciale de Promulgation ayant abordé, le 19 octobre 1810, la question qui nous intéresse, après avoir évidemment vérifié et accepté les arguments de la loge de l'Antiquité adopta une résolution reconnaissant : «que la cérémonie d'installation des Maîtres de Loges était un des véritables Land-Marks du Métier et devait être préservé ».
Il fut aussi résolu ce même jour «qu'il serait fait appel aux membres de la loge spéciale de Promulgation qui étaient Maîtres Installés pour installer le Vénérable en chaire de la Loge, et ensuite, sous la direction de ce dernier, pour prendre toutes mesures pour installer les autres membres qui étaient Maîtres de Loges ». Seize membres de la loge spéciale de Promulgation assistaient à la tenue suivante. Sur les quinze maîtres de loge présents, quatre seulement étaient Maîtres Installés, et trois de ces derniers appartenaient à la loge de l'Antiquité. A la tenue qui suivit un Conseil de Maîtres Installés, fut formé : le Très Vénérable Maître et les autres Maîtres de loge furent régulièrement installés.
Afin que les autres Maîtres de loge de Londres et des environs puissent être installés à leur tour dans les mêmes conditions, le Grand Maître accepta de prolonger de deux mois la validité des pouvoirs de la Loge spéciale de Promulgation. Des convocations furent lancées, et tout frère se présentant avec un certificat de sa loge attestant qu'il avait rempli l'office de Surveillant et avait été régulièrement élu à la charge de Maître fut alors régulièrement installé, ainsi que plusieurs grands Maîtres Provinciaux et le Comte de Moira lui-même, Acting Grand Master (Grand Maître adjoint).
La loge spéciale de Promulgation cessa ses travaux, selon toute apparence, le 5 mars 1811. Aussitôt après l'Union, une nouvelle loge spéciale fut formée par l'élite des deux corps. Elle prit le nom de Loge de Réconciliation et ne doit pas être confondue avec la précédente. Sa mission essentielle fut d'élaborer et d'enseigner ensuite aux Loges des cérémonies uniformes pour les trois degrés; c'était là une tâche importante et il ne paraît pas qu'elle se soit étendue à la cérémonie d'installation,
En 1827, le Duc de Sussex, Grand Maître, estima le moment venu de porter ses efforts sur ce dernier point. A cet effet, des lettres patentes furent délivrées à un certain nombre de frères particulièrement bien informés, afin de se constituer en Conseil de Maîtres Installés. Ce conseil devait, d'une part élaborer un cérémonial unique qui recevrait l'approbation du Grand Maître, et de l'autre installer tous les Maîtres de Loges qui n'avaient encore pu l'être.
Tous les Maîtres et anciens Maîtres de loge furent avisés par circulaire, et invités à assister à trois réunions qui eurent lieu les 17, 22 et 28 décembre 1827.
En 1828, ce Conseil de Maîtres Installés adressa un rapport sur sa mission au Duc de Sussex. On y lit notamment : «Nous sommes heureux d'être en mesure d'informer votre Altesse Royale que ces réunions ont été suivies par un grand nombre d'assistants, et que toutes les formes et cérémonies de l'installation, telles qu'elles ont été établies par nous et qui avaient précédemment eu l'honneur d'être approuvées par votre Altesse Royale, ont été communiquées et pratiquées; et nous avons aussi procédé à l'Installation de tous les Maîtres de Loges qui n'avaient pas été régulièrement installés et qui en manifestèrent le désir».
Il est particulièrement intéressant de relever parmi les membres de ce Conseil de Maîtres Installés les noms de : William White, ancien Grand Secrétaire des Modernes, 2e Surveillant de la Loge Spéciale de Promulgation, Grand Secrétaire de la Grande Loge Unie d'Angleterre, de 1813 à 1857 ; William Meyrick, membre de la loge de l'Antiquité depuis 1792, premier Surveillant de la loge de Réconciliation ; Thomas Cant, membre fondateur en 1823 de la loge d'instruction «Emulation».
Une filiation directe apparaît ainsi entre la loge spéciale de Promulgation, dont faisait également partie le Duc de Sussex, le Conseil de Maîtres Installés de 1827 et la Loge d'Instruction «Emulation»
Cette dernière «The Emulation Lodge of Improvement» avait été fondée le 20 octobre 1823. D'abord souchée sur la loge de l'Espérance (Lodge of Hope) elle fut transférée vers 1831 a la Lodge of Unions N° 256. La renommée des travaux de cette loge d'Instruction fut très grande, et c'est elle qui fixa les rituels qui constituent de nos jours le Rite Emulation. Un de ses membres les plus connus pour son activité et sa compétence fut le F Peter Gilkes (1765-1833).
A partir de 1841, la Loge Emulation pratiqua régulièrement la cérémonie d'Installation des Maîtres de Loge les premiers vendredis de novembre, décembre, janvier et février. Dans ses « Nootes the ceremony of Installation » -d'où sont tirés la plupart de ces précieux renseignements- Henry Sadler écrit (p. 37): «j'ai toute raison de croire que la cérémonie maintenant pratiquée dans la Loge d'Instruction Emulation est essentiellement la même que celle du Conseil de Maîtres Installés de 1827». Il est donc entièrement licite de dire que la cérémonie ésotérique d'Installation du Rite Emulation est non seulement reliée - ce qui va de soi - à la Grande Loge des Anciens de 1753, mais aussi, par la loge spéciale de Promulgation, la loge de l'Antiquité et dans une certaine mesure, par l'allusion des Constitutions d'Anderson de 1723 à la Grande Loge des Modernes de 1717.
Néanmoins, il est honnête de constater que la période qui va de 1717 à 1750 environ, est celle pour laquelle nous possédons le moins d'éléments. Qu'il nous soit permis de hasarder une explication à ce sujet. Tous les historiens sont d'accord pour reconnaître que le terme de Maître désignait d'abord une fonction - celle de Maître de la Loge avant de s'appliquer à un grade - celui de Maître Maçon. Il est clair que c'est à ce Maître de la loge choisi parmi les compagnons (comme le montrent les Constitutions de 1723) que s'applique la phrase déjà citée: «le Grand Maître au cours de certaines cérémonies significatives et conformément aux anciens Usages, I'installera». L'apparition, à une époque très proche, du grade de Maître, a pu être considéré par certains comme une qualification suffisante pour la chaire. Les deux cérémonies, celle du 3e degré et celle de l'installation du Maître de la Loge, pouvant paraître faire double emploi la première aurait seule subsisté dans un grand nombre de Loges.
Quoi qu'il en soit, il est permis de penser que cette cérémonie d'installation ne devint réellement ésotérique (c'est-à-dire accomplie en présence des seuls Maîtres Installés) que plus tard. Certaines autres règles furent sans doute également tardives : ainsi celle exigeant la présence de trois Maîtres Installés.
Apres l'union de 1813, le nouveau corps adopta au sujet de la dignité de Maître Installé la même ligne de conduite que pour L'Arche Royale. La doctrine des Modernes de 1717, qui étaient officiellement opposés à tout grade supérieur au 3e degré, l'emporta en apparence. Comme L'Arche Royale, la cérémonie ésotérique d'Installation fut déclarée un simple complément de la Maîtrise.
La conséquence sur le rituel en fut que tous les développements cérémoniels qui, dans beaucoup de cas, avaient amené la dignité de Maître Installé à ressembler à une sorte de 4e degré, furent sévèrement élagués en Angleterre. L'essentiel seul subsista, et le Conseil des Maîtres Installés ne saurait être assimilé à un atelier travaillant à un degré particulier (3). La dignité de Maître Installé ne fut plus considérée comme une qualification pour l'Arche Royale ; cette condition fut cependant maintenue pour les trois «Principaux» d'un chapitre.
On trouvera, illustré de gravures amusantes, un exemple du « Past Master's degree » pratiqué aux U.S.A. dans un rituel publié à Londres dans la deuxième moitié du siècle dernier «A Ritual and Illustrations of Freemasonry» (4). Ce degré y occupe un rang intermédiaire entre le Mark Master et le Most Excellent Master.
La cérémonie ésotérique d'Installation ne paraît pas avoir été pratiquée en France au XVIIIe siècle Au XIXe siècle, le Tuileur de Vuillaume (1820) donne des renseignements sur le «grade» de Passé Maître, la plupart différents d'ailleurs de ce que nous enseigne le Rite Emulation. Cet auteur ajoute (p. 71) : «Il y a beaucoup de loges ou le Past-Master n'est pas connu, surtout dans le Rite Français. Pour en tenir lieu, on a fait un extrait du rituel du vingtième degré Vénérable Maître de Loge avec les mots qui suivent... : », mots qui n'ont pas davantage de rapport avec le Rite Emulation.
Le titre de Vénérable d'Honneur, dignité ad vitam, est considéré en 1834 par Bazot dans son manuel du Franc-Maçon, comme une «innovation discutable», c'était là sans doute le moyen - assez profane - qu'avaient trouvé certains maçons français pour tenir lieu du Passé Maître anglais. Mais ce titre, décerné par un simple vote, comme encore actuellement, ne s'accompagnait d'aucun élément traditionnel.
Tout indique que la cérémonie ésotérique d'Installation demeura exceptionnelle dans notre pays jusqu'à la fondation de la Grande Loge Nationale Française, en 1913. C'est après cette date, vers 1918-1919, selon l'opinion très autorisée du F P. de R., qu'une adaptation du Rite Emulation fut faite pour les Loges Ecossaises Rectifiées de cette Obédience. Cet heureux précédent a été très récemment imité par une loge du Rite Moderne Français.
J'en ai terminé avec ce bref rappel historique. On ne dira jamais assez combien la personnalité du Vénérable a d'importance pour la vie d'une loge. Ce rôle éminent du Maître de la loge est une des grandeurs et une des faiblesses de notre Institution. Aussi, tout ce qui contribue à renforcer la dignité et l'instruction maçonnique des Maîtres en chaire ne peut-il avoir qu'une influence bénéfique pour notre Ordre.
Nos frères anglais ont été sages en maintenant et en remettant en vigueur le principe d'une cérémonie distincte réservée au Maître de la Loge et de secrets qui lui sont conférés par ses pairs. De plus, cette dignité, demeurant attachée au Passé Maître, crée dans l'Ordre un groupe d'hommes dont la responsabilité initiatique et morale est accrue, ce qui ne peut avoir que d'heureux effets pour le maintien et la sauvegarde de la Tradition Maçonnique, but vers lequel doivent tendre, aujourd'hui
plus que jamais, tous les Maçons éclairés.
(1) Londres 1889.
(2) Le Maître élu par les frères de la nouvelle Loge.
(3) La G. L. d'Ecosse échappait naturellement à ces décisions qui ne concernaient que l'Angleterre et son rituel d'installation ésotérique, fort intéressant d'ailleurs, a conservé un cérémonial d'ouverture par demandes et réponses qui lui donne l'apparence d'un degré
(4) Cote de la Bibliothèque Nationale 8° H 8031.
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